Accueil > Publications > La Maison Sublime, l’École rabbinique & le Royaume Juif de Rouen > Quelles preuves d’une école des hautes études rabbiniques ?
L’obligation d’une yeshiba dans chaque grande ville
1.
Selon les Anciennes Règles pour l’Étude de la Torah, les juifs avaient l’obligation de construire une grande école (yeshiba ou midrash) dans chaque ville principale de chaque royaume. De telles écoles rabbiniques sont mentionnées au Moyen Âge dans les principales villes françaises et notamment, dès le XIIe siècle, par le célèbre voyageur Benjamin de Tulède, à Narbonne, Montpellier et Marseille.
Cette obligation s’imposait particulièrement à Rouen, capitale de l’un des deux royaumes juifs (avec Narbonne) mis en place par le pouvoir carolingien. Ce sont, à l’évidence, les vestiges de l’école rabbinique de la capitale de la Normandie qui ont été découverts par hasard en 1976, à l’occasion de fouilles imprévues sous la cour du palais de justice.
L’existence de cette école rabbinique ne fait pas de doute. Elle est d’abord attestée par un texte en hébreu, des environs de 1150, qui évoque l’arrivée matinale d’un étudiant, Jacob Israël, dans les murs de l’école que dirigeait alors maître Samuel b. Meir (= Rashbam). Elle est ensuite mentionnée dans un acte en latin de 1203, par lequel le roi Jean Sans Terre annule les créances de cinq prêteurs juifs, dont un certain Abraham de Scola Rothomagi. Le mot scola employé dans ce texte ne peut faire référence qu’à l’école rabbinique, où ledit Abraham enseignait ou étudiait, et non à la synagogue, notion qui n’autoriserait pas à opérer une quelconque distinction avec les quatre autres prêteurs. Enfin, aux alentours de 1220, un texte en hébreu de Samuel de Falaise évoque les trois maîtres sous l’autorité desquels il avait étudié à Rouen.
On ne reviendra pas ici sur les sources littéraires, tant hébraïques que latines, prouvant la vitalité de cette École de Rouen et la notoriété des maîtres qui y enseignaient (voir ci-dessus Le royaume juif de Rouen). On se limitera aux données textuelles et archéologiques attestant que les vestiges du monument découvert à Rouen en 1976 sont bien ceux de cette école rabbinique.
Une situation bien identifiée au nord de la rue aux juifs
2.
Dans le Bulletin précité de la Commission des Antiquités, Charles de Beaurepaire, après avoir décrit les ruines de la synagogue, écrit : Un peu plus loin, toujours dans la même rue [aux Juifs], en se dirigeant vers la rue du Bec [c’est-à-dire vers l’est], il y avait une maison qui aurait servi d’école aux Juifs, d’après un témoignage du XVe siècle que je me rappelle avoir vu, mais que je n’ai pu retrouver.
3.
C’est en s’appuyant sur la description de Beaurepaire que Norman Golb écrivait, quelques mois avant la découverte du monument, que Le fait que ce bâtiment n’est plus mentionné après le XVe siècle encourage l’hypothèse qu’il se trouvait au nord de la rue aux Juifs et qu’à la différence de la synagogue il fut détruit à l’époque où fut construit le palais de justice à la fin du XVe siècle.
4.
Lucien-René Delsalle a redécouvert en 1984, et republié dans L’École aux Juifs de Rouen, Une nouvelle pièce au dossier, le compte-rendu d’un procès qui eut lieu en 1363, un demi siècle seulement après l’expulsion des juifs de Rouen et l’acquisition de leur quartier par la ville. Dans Le roule des Plès de Héritage de la mairie Jean Mustel, il est fait référence à certains héritages appartenans à la dite ville, contenant plusieurs estages, assis en la paroisse Saint-Lô de Rouen, d’un costé et d’un bout au pavement et d’autre costé et d’autre bout à lescole as juys.
Ce document corrobore l’hypothèse émise par Norman Golb en 1976, puisque la paroisse Saint-Lô se situait en totalité au nord de la rue aux Juifs, là où le palais de justice fut érigé à partir de 1499. Il s’accorde parfaitement avec les faits archéologiques et documentaires connus, en situant le monument juif précisément là où il a été découvert, c’est-à-dire à l’est de la synagogue, comme l’indiquait de Beaurepaire, et à l’ouest de la rue Boudin, dont il n’était séparé du pavement que par les propriétés acquises par la ville après l’expulsion des juifs en 1306.
5.
L’édifice se trouve à soixante mètres de la synagogue, en conformité avec la règle rabbinique selon laquelle l’école devait être construite près de la synagogue, mais séparément d’elle. On lit ainsi dans les Anciennes Règles pour l’Étude de la Torah que quand le Directeur de l’Académie quitte la synagogue le matin, il doit se rendre tout droit à l’École sans s’arrêter. Ce qui implique que l’école rabbinique constituait une entité physique séparée de la synagogue.
Une construction romane datant d’environ 1100
6.
Georges Duval, architecte en chef des monuments historiques, a pu dater l’édifice de la fin du XIe siècle ou du début du XIIe par comparaison ou analogie avec la crypte de la cathédrale ou avec l’église Saint-Paul de Rouen. Pour sa part, Maylis Baylé, du CNRS, a précisé qu’il était antérieur à l’édification de Saint-Georges de Boscherville (1113) et vraisemblablement construit par le même atelier.
Cette datation archéologique concorde avec celle avancée par les historiens. Ainsi, Bernhard Blumenkranz a précisé que la construction du monument devait se situer entre 1096, qui voit le départ de la première croisade et la destruction des institutions culturelles juives rouennaises, et 1116, date de l’incendie qui a détruit une grande partie de la ville, en laissant des traces sur cet édifice en pierre.
La somptuosité de l’édifice
7.
La taille monumentale de l’édifice (14,10 m x 9,50 m), intérieurement presque deux fois plus important que la synagogue, et la richesse de son décor architectural s’accordent parfaitement avec l’affirmation, énoncée par exemple à la fin du XIIe siècle par le grand théologien Maïmonide dans son Mishneh Torah, que la sainteté d’une école rabbinique est supérieure à la sainteté d’une synagogue.
Dans son étude sur Les monuments juifs de Rouen et l’architecture romane, Maylis Baylé a établi des rapprochements instructifs avec le décor de l’abbaye Saint-Georges de Saint-Martin de Boscherville, édifiée quelques années plus tard.
Une entrée au sud
8.
L’entrée du bâtiment se trouve au milieu du mur sud, ce qui exclut la possibilité que ce fût une synagogue. En effet, conformément à une tradition rabbinique bien établie, l’entrée des synagogues européennes médiévales était toujours située dans le mur ouest, comme c’était d’ailleurs le cas pour la synagogue de la rue aux Juifs.
L’absence d’abside
9.
Dans toutes les synagogues romanes connues en Europe, les rouleaux de parchemin sacrés de la Torah étaient conservés dans une abside située dans le mur est de l’édifice. Se fondant sur cet argument central, les tenants de la thèse de la synagogue ont indiqué en 1976 que le dégagement du mur oriental, encore enseveli sous l’escalier monumental du palais de justice, permettrait de découvrir une telle abside. Or, les fouilles réalisées au printemps 1977 ont, au contraire, montré que le mur est ne contenait aucune abside susceptible de renfermer les rouleaux de la Torah, et cela à la différence de la synagogue de la rue aux Juifs (voir point 8 de la partie précédente).
Une salle basse destinée au rangement des manuscrits
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Le plan du rez-de-chaussée rappelle celui des bibliothèques de certaines abbayes cisterciennes de style roman (Fossa nueva en Italie ou Furness en Angleterre). La pièce du bas était faiblement éclairée par quatre meurtrières en plein-cintre percées dans le mur nord. Les trois autres murs, dépourvus de fenêtres, se prêtaient bien au rangement des manuscrits, qui étaient conservés dans de grandes armoires adossées aux murs.
Le caractère extrêmement précieux de ces manuscrits explique qu’un dispositif d’accès sécurisé ait été mis en place (double entrée séparée par une antichambre), permettant, comme le relève Jacques Tanguy, une protection maximale contre le ruissellement des eaux et surtout contre les incendies, fréquents à cette époque.
Les petits trous apparaissant sur le mur est, à cinquante centimètres du sol, témoignent de la présence de tablettes qui permettaient aux étudiants de consulter les manuscrits (les plus précieux étaient attachés) avant de les emmener à l’étage pour une étude plus approfondie. Des lampes à huile, retrouvées au cours des fouilles, leur apportaient un éclairage complémentaire. Les manuscrits les plus précieux étaient vraisemblablement attachés aux murs par des chaînes, comme c’était la coutume dans d’autres salles de consultation à l’époque médiévale.
Un escalier intérieur
11.
Les étudiants, au nombre de 50 à 60, accédaient au premier étage par un escalier en colimaçon situé dans la tourelle semi-circulaire retrouvée à l’angle nord-ouest du bâtiment. Pour Michel de Boüard, il s’agit là d’un indice permettant de penser que le bâtiment servait d’école.
Cet escalier intérieur, situé dans un angle opposé au mur d’entrée du bâtiment, confirme aussi que le bâtiment n’était pas une synagogue, car la traversée du rez-de-chaussée par des femmes se rendant à la galerie qui leur était réservée au premier étage aurait été contraire aux prescriptions rabbiniques.
Un premier étage consacré à l’étude
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Au premier étage, se trouvait une salle dont les restes architecturaux permettent de conclure qu’elle servait de salle d’études principale. C’est là que les maîtres expliquaient à tous les élèves rassemblés le texte talmudique choisi. Comme le montrent les vestiges archéologiques, les étudiants s’asseyaient sur des banquettes de pierre fixées aux murs sur trois des côtés de la pièce, à 65 cm du sol. Le plancher, construit à 2,40 m du sol, reposait sur des poutres fichées dans 28 trous rectangulaires visibles dans les murs sud et nord.
La lumière pénétrait dans cette pièce d’étude par de grandes fenêtres, larges de 1,50 m.
Deux ou trois autres étages pour la répétition des leçons et le logement des étudiants
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La solidité des fondations et la largeur des murs (1,60 m) laissent penser à un bâtiment de trois ou quatre étages, sur le modèle de l’abbaye Saint-Georges de Saint-Martin-de-Boscherville. Ce qui serait cohérent avec la nécessité, pour une école rabbinique, de disposer de pièces plus petites pour la répétition des leçons en groupes restreints (ce que prescrivaient les Anciennes Règles pour l’Étude de la Torah), voire pour le logement en internat d’étudiants venant de toute la Normandie.
Des graffiti hébraïques témoignant du caractère sacré de l’édifice
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On a relevé, sur les différents murs, plus de quinze graffiti hébraïques, comportant des noms propres et des phrases, dont certaines répétées plusieurs fois. Norman Golb, qui les a décryptées, a notamment relevé trois d’entre elles : Cette maison sera d’une grande hauteur jusqu’à ce qu’un bœuf ait pitié d’une ânesse [c’est-à-dire pour toujours], La torah de Dieu… puisse-t-elle toujours exister et Que cette maison soit [toujours] sublime. Ces phrases, qui s’apparentent à des vœux d’éternité, concordent bien avec la vocation universitaire et donc particulièrement sacrée de l’édifice.
Aucune trace d’une autre école rabbinique
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Les fouilles et les sondages réalisés depuis 1976 par les services archéologiques, à la fois dans la cour du palais de justice et sous l’aile est du bâtiment lui-même, n’ont mis à jour aucun autre vestige ou trace de construction qui pourrait s’apparenter à une école rabbinique. Or, ainsi qu’on l’a montrée, l’existence d’une telle école est attestée par les nombreux manuscrits médiévaux, principalement en hébreu, qui décrivent la formidable activité intellectuelle qui régnait à Rouen dans cette école où enseignèrent tant d’érudits fameux (voir ci-dessus Le royaume juif de Rouen).
Au regard des éléments aujourd’hui disponibles, la destination du monument juif de Rouen apparaît donc incontestable. Comme le professeur Norman Golb le démontre depuis l’origine, cet édifice abritait bien une école des hautes études rabbiniques. Il mérite donc d’être désigné, dans le patrimoine rouennais et normand, comme l’École rabbinique de Rouen.