Accueil > Publications > La Maison Sublime, l’École rabbinique & le Royaume Juif de Rouen > Les dernières décennies du judaïsme rouennais médiéval

Le royaume Juif de Rouen

Les dernières décennies du judaïsme rouennais médiéval

1270-1306

Le règne de Saint-Louis, qui avait vu la montée des persécutions contre les juifs, se termina par une disputation forcée qui opposa à Paris, vers 1270, le dominicain Paul Chrétien, un juif converti dont s’était entiché le pieux roi, à Abraham Ben Samuel, qui dirigeait alors l’École de Rouen. Cet ancien élève de Ménahem Vardimas avait été choisi, comme le rapporte une chronique, au nom des sages de notre génération comme le plus apte à s’opposer à ce terrible dominicain qui, chassé d’Espagne par ses anciens coreligionnaires pour avoir renié sa foi, manifestait à leur égard le zèle vengeur des apostats. On ignore l’issue de cette dispute.

Saint-Louis met le Talmud et ses commentaires à l’Index des livres interdits (1239) et brûle en place publique à Paris des chariots de livres hébreux (6 juin 1242).

Les persécutions de Louis IX allaient se poursuivre et s’amplifier sous le règne de ses successeurs, Philippe III (1270-1285) et Philippe le Bel, en raison des besoins financiers croissants qu’occasionnaient les guerres contre l’Angleterre et la Flandre : interdiction de construire de nouvelles synagogues et de réparer les anciennes, saisie et destruction des livres saints, confiscation des biens, imposition de taxes auxquelles les juifs échappaient jusque là. En 1276, l’Échiquier normand obligea les juifs à établir leur résidence dans les villes, sans doute pour faire respecter l’obligation imposée par Saint-Louis en 1269 de porter la rouelle, un cercle jaune en velours ou en toile cousu sur le devant et le dos du vêtement. Cette interdiction d’habiter la campagne contribua à grossir la population de Rouen.

Ainsi, à la fin du XIIIe siècle, la communauté juive rouennaise conservait une position éminente bien que menacée. A preuve, c’est un de ses membres, nommé Calot, qui fut désigné par Philippe le Bel comme procurateur des communautés juives du royaume. Sans doute apparenté à la dynastie, issue de la lignée du roi David (disait-on), qui régnait depuis toujours sur le royaume juif de Narbonne sous le nom de Qalonymos (Calot en est l’apocope) ou de Toros (= Todros), il est le seul à avoir jamais porté ce titre. Il était notamment chargé de percevoir, pour le compte du roi, la taille prélevée sur les juifs, de plus en plus indispensable à l’effort de guerre, et plus généralement de répondre auprès du roi des affaires juives.

Calot de Rouen n’était ni un érudit ni une personnalité rabbinique, ce qui semble refléter la distinction qui s’est alors opérée en France du nord entre les directions civile et religieuse de la communauté juive.

Saint-Louis met le Talmud et ses commentaires à l’Index des livres interdits (1239) et brûle en place publique à Paris des chariots de livres hébreux (6 juin 1242).

Cette position éminente est confirmée par la présence à Rouen, à la même époque, de Simson ben Isaac de Chinon, qui fut le dernier grand maître rabbinique de la France septentrionale avant l’expulsion de 1306. On lui doit un ouvrage, Sefer keritout, qui allait être réimprimé à quatre reprises jusqu’en 1709 et servir pendant des siècles de modèle de méthodologie talmudique. Il expliquait les règles d’induction et de déduction logiques qui fondent la rhétorique talmudique et offrait aux étudiants des méthodes appropriées d’investigation des difficultés posées par les textes rabbiniques traditionnels. On lui doit aussi le célèbre Glossaire conservé à la bibliothèque universitaire de Leipzig, œuvre prodigieuse à laquelle de nombreuses études ont été consacrées. Il contient des traductions en franco normand et une interprétation des passages difficiles de la Bible, avec les commentaires de tous les grands exégètes de l’École de Rouen, en particulier de Rashbam, Ibn Ezra, Berakhiah et Cresbia. C’est, écrit Norman Golb, comme si ce dernier savant juif de premier plan, qui écrivait à un moment si rapproché de la période de l’expulsion, avait eu un pressentiment de ce qui allait arriver.

C’est aussi ce sentiment d’apogée menacée qui inspire le projet de Simson de Chinon de poursuivre et de mener à terme l’œuvre d’Eliezer de Touques. Celui-ci avait entrepris, avec l’aide de ses étudiants, de rassembler en un seul volume, à l’intention des générations futures, les tossafoth les plus réputés de l’école normande. Ce dernier commentaire normand du Talmud de Babylonie fut vraisemblablement terminé avant l’expulsion de 1306. Parallèlement, Simson avait entrepris d’écrire sa propre version du Talmud de Babylonie, tel qu’il était étudié en Normandie et en France. L’exemplaire qui en est conservé à Munich reste le seul manuscrit complet du Talmud de Babylonie qui nous soit parvenu depuis le Moyen Âge. L’invention de l’imprimerie au XVe siècle allait lui donner une large diffusion, et assurer pendant longtemps au savoir talmudique des juifs de Normandie une position dominante dans toutes les écoles d’Europe centrale et orientale, où les juifs de France émigrèrent après l’expulsion de 1306.