Accueil > Publications > La Maison Sublime, l’École rabbinique & le Royaume Juif de Rouen > Pourquoi le monument découvert sous le palais de justice ne peut-il pas être (…)
Description de la synagogue monumentale
1.
Jusqu’au XIXe siècle existait, tout près du coin sud-est de la rue Massacre et de la rue aux Juifs, un édifice connu comme étant la synagogue de Rouen. Dans une communication en 1891 à la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure, l’historien Charles de Beaurepaire en décrivait ainsi les vestiges : Il y a quelques années, lorsqu’on démolit la maison n° 55 de la rue aux Juifs, on put voir, pendant plusieurs jours, une construction souterraine en bons matériaux, éclairée du côté du midi par une fenêtre grillée de barres de fer. L’appareil des murs et plus encore la hauteur de ce caveau présentaient quelque chose d’extraordinaire, et c’est un sujet de regret pour moi qu’on n’en ait point relevé exactement les dimensions, qu’on n’en ait point pris un dessin pour l’album de la Commission des Antiquités du département.
2.
Tout en émettant des doutes sur la destination de l’édifice, l’historien Eustache de la Quérière en avait par avance, dans sa Description historique des Monuments de Rouen (1821), donné une description précise : Sur le derrière de cette maison [au n° 57], il existe un ancien monument engagé dans des constructions modernes, et qu’une tradition, probablement fausse, donne pour une synagogue. Il consiste dans une salle longue de vingt-quatre pieds et demi [environ 8m], large de seize pieds et demi [plus de 5 m], et haute de dix-neuf pieds et demi [près de 6,50 m]. Cette pièce, solidement construite en pierre de taille, est enfoncée de dix pieds au-dessous du sol, et il est à remarquer que, sur cette profondeur, six pieds du pourtour sont construits en pierres non parées. La voûte est faite de moellon. Les murailles ne présentent d’autres ouvertures que deux meurtrières du côté du midi, vers le haut. On arrive à l’étage supérieur par un escalier placé au dehors. Divisé en plusieurs pièces, il ne présente rien de curieux. La voûte qui termine l’édifice n’est séparée de cet appartement que par un plancher fort bas ; elle est un peu ogive et faite de blocages ; on y aperçoit encore de légers fragments de peinture à fresque.
Les doutes sur la destination du bâtiment, exprimés au début du XIXe siècle par l’abbé de la Quérière, peuvent aujourd’hui être levés. Les recherches historiques et archéologiques menées depuis lors permettent en effet de conclure à l’existence d’une synagogue à cet emplacement.
Une construction datant de l’époque romane
3.
Dans son étude sur L’Architecture civile en pierre, à Rouen, du Xe au XIIIe siècle. La maison romane, Dominique Pitte date le bâtiment appelé la synagogue de la période romane, sans qu’il soit possible de trancher définitivement entre les XIIe ou XIIIe siècle. Il se fonde notamment sur l’épaisseur des murs, considérée par Margaret Wood comme caractéristique de cette période.
Norman Golb estime, pour sa part, que la synagogue a dû être édifiée au début du XIIe siècle, en même temps qu’étaient reconstruits les édifices culturels juifs détruits au départ de la première Croisade. La montée des persécutions anti-juives au XIIIe siècle exclut en tout cas, selon lui, une période postérieure au XIIe siècle. Une situation bien identifiée au sud de la rue aux Juifs
4.
La localisation de la synagogue apparaît clairement dans le Second Plan de la Ville de Rouen, établi en 1782 par Rondeaux de Sétry et représentant Rouen aux XIIe-XIVe siècles.
Dans ses commentaires accompagnant le plan, Rondeaux de Sétry écrit :
19. La place aux Juifs. La cour du palais en occupe présentement une grande partie. Cette place, au coin de laquelle étoit autrefois la synagogue des Juifs, fut réunie au domaine, lorsqu’ils furent chassés de France par Philippe Auguste en 1181 […].
20. La Synagogue des Juifs. Elle se voit encore à l’entrée de la rue aux Juifs, à droite en revenant du marché neuf [l’actuelle place Foch].
L’emploi que Rondeaux de Sétry fait de l’article défini et de la majuscule témoigne vraisemblablement de son souci de bien distinguer la synagogue communautaire des autres édifices, parfois aussi appelés synagogues, qui pouvaient servir de lieux de prière (on en a trouvé notamment rue aux Juifs).
5.
Le plan de l’ancien Hôtel de ville de Rouen et des bâtiments voisins, établi en 1738 par le menuisier R. Vernisse est encore plus précis. Il fournit un parcellaire détaillé du quartier, avec une indication exacte de l’emplacement de la synagogue, ainsi qu’un plan-masse montrant un bâtiment presque carré, flanqué d’un escalier extérieur dont l’amorce pourrait évoquer une tour.
La superposition, réalisée par l’architecte Nelly Chaplain, du plan Vernisse, du cadastre napoléonien et du cadastre actuel permet de valider le plan Vernisse et de conforter la localisation de la synagogue avec davantage encore de précision. Il permet notamment d’évaluer l’épaisseur des murs entre 1,50 et 2 m.
6.
La synagogue est mentionnée dans trois baux (Poret Aîné, 7 septembre 1780, avec en annexe un plan dressé par l’architecte Hardy ; Nicolas Michel Vasseur, 4 janvier 1781 ; Thomas Linant, 17 décembre 1782), ainsi que dans des mémoires de travaux réglés en 1770 et 1771 par le chapître de Notre-Dame de la Ronde.
A partir de ces documents, Jean Gosselin a établi un relevé cadastral sans ambiguïté.
Une tour dominant le quartier
7.
Dans l’Europe du nord-ouest, les autorités rabbiniques des XIIe et XIIIe siècles prescrivaient que la synagogue communautaire devait être le plus haut bâtiment du quartier juif. Un moyen d’y parvenir était de flanquer le bâtiment d’une tour, comme le rabbin Jacob Tam l’aurait fait à Troyes au XIIe siècle. Cette forme architecturale se retrouvait fréquemment sur les bâtiments chrétiens d’époque médiévale.
Une telle tour se voyait encore au XIXe siècle dans la synagogue médiévale de Sens. Dans la documentation rouennaise, une telle tour apparaît pour la première fois dans un dessin de John Rous de 1450 montrant Le siège de Rouen, 1418.
Beaucoup plus précis, le Livre des fontaines de Rouen, achevé par Jacques Le Lieur en 1525, fait apparaître une tour -de forme ronde et couronnée par une toiture pointue- dépassant les maisons de forme carrée ou rectangulaire alignées au sud de la rue aux Juifs.
L’emplacement de la tour correspond bien à celui évoqué par Charles de Beaurepaire et Eustache de la Quérière ainsi que par le plan Vernisse. A partir du relevé cadastral qu’il a établi du quartier (voir point 6), Jean Gosselin en conclut que le dessin du Livre des fontaines de Jacques Le Lieur qui présente une tour sensiblement à cet endroit pourrait refléter la réalité.
Analysant à son tour le dessin de Le Lieur, republié par Daniel Duval dans son étude sur Le Palais du Parlement en 1525, Nelly Chaplain a établi une maquette qui montre que la tour se situait dans l’axe presque exact de la salle des procureurs du palais de justice.
Les données archéologiques vont dans le même sens. Se fondant sur quatre indices -forme sensiblement carrée, grande épaisseur des murs, élévation importante et existence de deux niveaux voûtés superposés-, Dominique Pitte se demande si nous ne sommes pas en présence d’une tour, adossée à la face interne de l’enceinte urbaine, celle qui existait jusqu’au milieu du XIIe siècle.
L’indication du professeur américain Earl Rosenthal, spécialiste de l’art et de l’architecture médiévaux, selon laquelle la tour apparaissant sur le dessin de Le Lieur est bien d’époque romane, comme la construction qu’elle flanquait, conforte cette hypothèse.
Un escalier extérieur permettant aux femmes d’accéder à l’étage
8.
La synagogue de Rouen figurée sur le plan Vernisse.Le plan Vernisse fait apparaître un escalier droit, descendant vers la salle principale de la synagogue (laquelle était en partie enterrée) et un escalier en colimaçon extérieur à la construction. Conformément à la coutume rabbinique, qui proscrivait la mixité dans les synagogues, cet escalier extérieur permettait aux femmes d’accéder au premier étage, qui leur était réservé, sans risquer de déranger la solennité de l’office.
Il est possible que cet escalier constituât également l’amorce de la tour sus évoquée.
L’entrée de la synagogue sur le mur ouest
9.
Le plan Vernisse fait apparaître que l’entrée de la synagogue se situait sur le mur ouest, en conformité donc avec les règles rabbiniques qui voulaient qu’elle se situe à l’opposé du mur de prière. Dans les synagogues européennes, celui-ci était à l’est, en direction de Jérusalem.
L’abside sur le mur est
10.
Le plan Vernisse fait apparaître, sur le mur est de la synagogue, une abside destinée à conserver les rouleaux sacrés de la Torah. Cette pratique rouennaise était conforme à la règle talmudique observée par toutes les synagogues romanes d’Europe du Nord, à en juger par celles qui subsistent à Spire, Worms, Bamberg, Francfort, Rouffach…
Le fait que cette abside ait été ultérieurement occupée par un puits (mentionné dans le bail Linant et le plan Hardy) s’explique par la reconversion de la synagogue en maison d’habitation après l’expulsion des juifs rouennais en 1306. L’existence de ce puits ne contredit pas la destination originelle de l’abside.
Une grande élévation
11.
La solidité des fondations et l’épaisseur des murs indiquent que la synagogue était d’une grande hauteur, conformément à la prescription rabbinique qui voulait que la synagogue soit le bâtiment le plus élevé du vicus judaeorum. On peut évaluer cette hauteur à plus de treize mètres (hors tour), par comparaison avec les maisons avoisinantes représentées dans le Livre des fontaines et d’après un dessin montrant le pignon de la synagogue derrière des bâtiments de moindre élévation.
D’après Eustache de la Quérière, la salle du bas était haute de près de 6,50 m et elle était surmontée de deux étages. Le premier étage était construit en mezzanine pour permettre aux femmes de suivre l’office. Cette configuration permettait également de contempler, depuis le rez-de-chaussée, les peintures à fresque qui décoraient le plafond.
Le schéma établi par Alain Gaspérini, directeur de l’atelier d’urbanisme de la ville de Rouen, permet de visualiser le bâtiment en élévation.
Le monument découvert en 1976 sous la cour du palais de justice ne peut donc pas être la synagogue communautaire de Rouen, dont l’emplacement au sud de la rue aux Juifs est bien attesté.
Quant à l’idée, un temps avancée, que ce serait une autre synagogue monumentale construite à proximité immédiate de la première (et plus imposante qu’elle !), elle n’est pas étayée par la moindre preuve documentaire. Elle serait, en outre, contraire à l’observation que, même dans les villes d’Europe où la population juive était la plus nombreuse (Paris, Cologne, Mayence, Troyes, Orléans, Blois…), il n’y avait jamais qu’une seule synagogue monumentale communautaire. C’est seulement au Proche-Orient, là où cohabitaient les rites palestinien et babylonien, qu’ont pu coexister deux synagogues communautaires.