Accueil > Publications > La Maison Sublime, l’École rabbinique & le Royaume Juif de Rouen > Les juifs rouennais relativement épargnés par la montée des persécutions
Le rattachement de la Normandie à la couronne de France en 1204 n’allait guère modifier dans l’immédiat la situation des juifs rouennais. Soucieux de préserver l’autonomie de son royaume, Philippe Auguste resta en effet relativement insensible aux exhortations du pape Innocent III, qui le poussait à dénoncer la culpabilité des juifs. Conformément à sa politique de respect des traditions locales (cf. acte de 1207 confirmant aux habitants de Rouen leurs anciens privilèges), il s’efforça de garantir aux juifs rouennais les protections et privilèges qu’ils tenaient de la période ducale. Ainsi, l’obligation imposée aux juifs par le quatrième concile de Latran (1215) de porter un signe vestimentaire distinctif ne leur fut-elle pas appliquée, alors même qu’elle l’était en Île-de-France.
On assista en revanche à un contrôle de plus en plus centralisé de leurs finances. Dès 1204, l’emprisonnement au Châtelet à Paris de quatorze notables juifs normands, à raison d’un par ville ou bourg, dont Brun fils de Bonnevie pour la communauté rouennaise, semble avoir relevé de cette logique. Deux ans plus tard, les juifs normands furent soumis aux mêmes contraintes que celles imposées à tous les juifs du royaume en matière de réglementation des prêts : plafonnement du taux d’intérêt annuel, enregistrement obligatoire des prêts sous la surveillance d’un scripteur de lettres des juifs, interdiction des gages sur les biens d’Église, etc. Ils bénéficièrent néanmoins souvent de modalités d’application plus clémentes, qui préservaient leurs anciennes coutumes. Ainsi, compte tenu de la fréquence des ententes bancaires entre juifs et chrétiens à l’époque des Plantagenêt, une clause spéciale de l’édit de 1218 leur accorda-t-elle une dérogation aux mesures restrictives affectant désormais la réglementation des prêts, en consacrant l’existence de baillis spéciaux chargés de présider aux séances d’engagement de prêts.
Les successeurs de Philippe Auguste furent davantage sensibles aux pressions de l’Église, la régence de Blanche de Castille (1226-1234) et surtout le règne de Saint-Louis (1234-1270) marquant à cet égard une violente montée des mesures inquisitoriales contre les juifs, qui culmineront sous Philippe le Bel avec l’expulsion de 1306. Interdiction absolue du prêt d’argent et obligation pour les juifs de vivre de leur propre travail ou en s’occupant du commerce sans pratiquer l’usure (1236), confiscation ordonnée par le pape des livres des juifs, en particulier le Talmud et ses commentaires (1239), autodafé en place publique à Paris de 24 chariots chargés de livres en hébreu (6 juin 1242), confiscation des biens juifs acquis par l’usure et expulsion des juifs continuant à la pratiquer (1248). A quoi il faut ajouter les massacres et les destructions accompagnant toute mobilisation pour une nouvelle Croisade.
Durant cette période, les juifs de Rouen furent plus ou moins épargnés par ces exactions. Le concile régional tenu à Rouen en 1231, sous l’autorité de l’archevêque Maurice de Sully, leur imposa bien le port de vêtements distinctifs et d’un insigne spécial, mais le port réel de cet insigne n’est attesté qu’après 1269. Ce traitement relativement clément dût beaucoup à l’archevêque Eudes Rigaud, grande figure de l’Église, ami et confident de Saint-Louis, qui exerça ses fonctions pendant 28 ans, de 1248 à 1276, siégeant simultanément à l’Échiquier de Normandie et au Parlement de Paris. Jamais, par exemple, Eudes n’infligea la moindre amende à un prieuré ou à un monastère coupable d’avoir accepté un prêt d’argent.
Contrairement à leurs homologues parisiens, les tossafistes rouennais purent ainsi continuer leur activité, qui prospéra jusqu’à la fin du XIIIe siècle. En témoignent deux codices illustrés du Pentateuque, comportant des annotations massorétiques dues à Elie b. Berakhiah, dit le Scribe. Décoré d’illustrations représentant des animaux imaginaires, présentant parfois des similitudes avec celles du Livre d’Ivoire rouennais du Xe siècle, le manuscrit du Vatican révèle bien des détails de la culture juive rouennaise de cette époque, comme par exemple le chapeau à pointe.
En témoignent plus encore les travaux de Cresbia ben Isaac, dit le Ponctuiste, un maître du style et de la rhétorique hébraïques, qui succéda en 1224 à Ménahem Vardimas et resta pendant trente ans à la tête de l’École de Rouen. En 1242, soit trois ans après l’édit de confiscation pris par le pape Grégoire, il copia et commenta la Mishneh Torah de Maïmonide, en l’enrichissant d’un trésor de commentaires personnels : Moïse et Moïse Maïmonide sont les maîtres à Rouen, observait-il ainsi dans l’introduction. C’est aussi, de toute évidence, de l’atelier de Cresbia qu’est sorti le fameux Grand Mahazor, conservé au musée historique juif d’Amsterdam. Cet ouvrage consacré aux fêtes liturgiques révèle les rites et coutumes des juifs de Normandie, qui différaient souvent de ceux d’Île-de-France, de Bourgogne ou de Lorraine. A lui seul, [cet ouvrage] forme un nouveau chapitre de l’histoire de la liturgie juive, ainsi que de l’art juif pendant le Moyen Âge, estime Norman Golb, qui souligne les qualités esthétiques exceptionnelles du Mahazor, l’utilisation abondante d’or dans les rubriques initiales par l’enlumineur, l’habileté avec laquelle le scribe a réalisé le texte et les zoomorphes et autres embellissements. Il relève aussi que d’autres traits du Mahazor apparaissent totalement neufs dans l’histoire de l’art médiéval occidental, comme par exemple, dans les signes du Zodiaque, les Gémeaux représentés par deux silhouettes d’adultes dans une étreinte étroite de frères siamois, le Scorpion représenté par un dragon mythologique crachant le feu et la Vierge tenant une grenade à la main comme dans l’art chrétien. Au total, l’art du Mahazor étonne par sa hardiesse, ses couleurs vives et l’élégance de sa conception.
Autre grande figure rouennaise : Samuel ben Salomon de Falaise, également connu sous le nom de Sire Morel, qui avait la particularité d’être un homme d’affaires riche et puissant, un expert versé dans le droit hébraïque et un rabbin réputé. A peine sorti à l’âge de 20 ans de la yeshiba de Rouen, où il a été l’élève de Ménahem Vardimas et d’autres érudits, il fait partie des quatorze notables juifs emprisonnés en 1205 par le roi de France au Châtelet (ce qui témoigne de sa fortune, sans doute acquise par héritage). Il poursuit ses études à Paris avec Judah Sire Léon, tout en continuant à s’occuper de ses affaires en Normandie et à siéger à l’Échiquier de Rouen. Sa renommée était telle qu’en 1240 il fut convié à Paris avec trois autres rabbins éminents pour défendre la foi juive contre les attaques du converti Nicolas Donin et tenter, en vain, d’empêcher l’autodafé des livres hébraïques. Profondément affecté par cette calamité -l’oppresseur (nous) a retiré l’âme et le ravissement de nos yeux, disait-il, nous n’aurons plus de livres pour enseigner et répandre l’instruction-, Samuel se replia sur les collections épargnées de sa bibliothèque personnelle de Falaise et surtout sur les manuscrits de l’École de Rouen, devenue la place forte de la culture hébraïque. C’est ainsi qu’il put rédiger un traité rassemblant les opinions de vingt-cinq érudits français de renom et offrant une source de renseignements inestimable sur la culture et les pratiques rituelles des juifs de la France septentrionale et des pays avoisinants. Ce qui lui valut d’être considéré par ses contemporains et ses successeurs comme l’un des plus importants tossafistes de son temps.