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Le royaume Juif de Rouen

L'expulsion de 1306

Dans les dernières années du XIIIe siècle, le quartier juif de Rouen s’était gonflé de nombreux réfugiés venus soit d’Angleterre, où l’expulsion de 1290 avait touché 15 000 personnes, soit des villages normands, suite à la politique de regroupement urbain menée par Philippe III. Le port de la rouelle s’imposait désormais à l’ensemble des juifs de France, à la seule exception de quelques notables qui, moyennant de grosses sommes, parvenaient parfois à se soustraire à cette ignominie.

En 1269, Saint-Louis oblige les juifs à porter la rouelle. En 1306, Philippe le Bel décide d’expulser tous les juifs de France et de réquisitionner leurs biens.

Désormais, les juifs de Rouen n’échappaient plus aux dures lois imposées à leurs coreligionnaires des autres régions, qu’il s’agisse de taxes -la taille levée en 1282 sur les juifs de France atteignait 60 000 livres-, de restrictions d’activités -fait sans précédent, Philippe le Bel ordonna même vers 1300 au bailli de Rouen de dépouiller et d’emprisonner les deux juifs Samuel et Jossi pour exercice illégal de la médecine- et au final de l’expulsion décidée en 1306.

En réquisitionnant les biens des juifs expulsés du royaume, Philippe le Bel imaginait renflouer les caisses du Trésor royal, vidées par la reprise de la guerre avec la Flandre en 1302, et soutenir la valeur des monnaies d’or et d’argent, qui avaient perdu les deux tiers de leur valeur nominale. Ultime expédient pour rendre crédible l’annonce que de la bonne monnaie courrait à nouveau à partir du 8 septembre 1306, le roi envoya le 21 juin à tous ses officiers une lettre leur enjoignant en secret d’accomplir la mission dont il les avait chargés de vive voix, à savoir emprisonner tous les juifs et saisir tous leurs biens, afin que les richesses trouvées dans leurs maisons viennent alimenter le trésor royal. L’expulsion commença effectivement dès le mois d’août. Dépouillés de leurs biens, expulsés de leurs maisons, les juifs de Rouen rejoignirent leurs frères de Normandie et du reste de la France sur les chemins de l’exil, en direction du sud et de l’est.

En réalité, en expulsant les juifs, Philippe le Bel commettait non seulement une mauvaise action mais réalisait surtout une très mauvaise affaire car la vente de leurs biens, souvent aux enchères, lui rapporta beaucoup moins que les revenus fiscaux qu’il en tirait jusque là, notamment parce que la propriété des biens saisis lui fut contestée devant les tribunaux par les autorités civiles et religieuses et qu’il dut souvent se résoudre à des transactions peu lucratives.

C’est ainsi que le produit de la vente des biens saisis dans le bailliage de Rouen rapporta bien au trésor royal 16 787 livres tournois, mais ce chiffre relativement élevé n’incluait pas les biens, d’une valeur pourtant bien supérieure, situés dans la ville de Rouen. Craignant sans doute que l’Échiquier ne donna raison aux plaignants, le roi concéda à la ville, contre une rente symbolique de 300 livres de petits tournois, la totalité des biens possédés par les juifs dans la ville et sa banlieue, à savoir les maisons, cours, jardins, cimetière, terres, biens et toutes possessions immeubles. La charte de février 1307 est sans doute l’aboutissement de longues tractations commencées dès après l’expulsion. Que le maire, les jurés et la commune aient été les plus offrants lors de la vente aux enchères à laquelle il a été procédé relève donc d’une fiction juridique destinée à ménager l’autorité du roi.

La charte de 1307 marque la fin du judaïsme rouennais médiéval en tant que communauté. Expulsés de la ville, les juifs rouennais perdirent à jamais leurs droits de propriété sur le quartier juif et les terres disséminées dans toute la banlieue. Cette date marque aussi la fin de l’École de Rouen, dont aucun document ne témoigne d’un renouveau ultérieur.

Pour autant, la présence juive à Rouen n’allait pas s’interrompre. Les juifs profitèrent d’abord des tolérances accordées par Louis X jusqu’en 1321, puis par Charles V après 1364, comme en atteste un rôle d’amendes de 1380 prouvant leur présence à Rouen à cette époque19. Puis, après qu’Henri II eut permis aux juifs de revenir en France en 1551, une communauté assez nombreuse revint s’y installer, notamment au XVIIe siècle, en provenance de Hollande et du Portugal.

La boucle sera bouclée au XXe siècle quand, persécutés par les nazis, des juifs originaires de Pologne reviendront s’installer à Rouen après la guerre. Certains étaient sans doute les lointains descendants des juifs, expulsés par Philippe le Bel, qui avaient fui vers l’Allemagne puis vers l’est de l’Europe au XIVe siècle.